Bonsoir à toutes et à tous,
Voilà, la valise est presque bouclée. Je vais partir, demain soir, prendre l'avion, survoler la Grande Bleue et rejoindre le pays de Zeus......
Pendant une semaine, une autre histoire va m'être racontée, celle d'une île, beaucoup plus au Sud, qui a connu une civilisation raffinée, antique, éradiquée par un tsunami, et qui a adopté d'autres coutumes d'abord romaines, puis ottomanes, avant de finir grecque.
Héraklion nous tend les bras mais aussi Knossos... Je vous raconterai.
En attendant, je vous offre ces quelques lignes. Elles sont malheureusement tragiques.
C'était il y a presque un siècle, dans un coin de Belgique....
Bonne lecture et à bientôt ; c'est l'instant de vous laisser glisser dans les couloirs du temps.
Le cortège encadré par les uhlans se mit en branle.
Il passa d’abord devant Notre Dame des Alloux.
Catherine et son père étaient en tête. Jeanne se tenait plutôt dans les dernières. De temps en temps, elle pouvait apercevoir de loin la chevelure cuivrée de la jeune fille, son visage reposant tendrement sur l’épaule de l’ingénieur.
Dans un coin du parvis, à leur niveau, un soldat traînait un cadavre. Une veste couvrait la face du moribond, masquant ainsi son identité. L’ennemi invectiva un de ses camarades, se désintéressant du corps, pour un instant. Pendant que la file des prisonnières défilait en silence devant le macchabée, il lui fit les poches sans aucun respect. Il s’énervait de ne pouvoir en extraire aisément les objets personnels. Il s’attarda finalement à détacher de sa chaîne une montre à gousset.
Lorsque Jeanne, en fin de cortège, se trouva à marcher devant l’allongé, son regard fut accroché par la montre que l’adversaire contemplait d’un air avide.
Quelque chose parut familier à mon arrière grand-mère. Un frisson la saisit, elle ralentit le pas.
Alors, le soldat ôta la veste posée sur la victime. Il riait de sa trouvaille et en soulevant le vêtement, il voulait, à sa façon, remercier l’ancien propriétaire.
Jeanne tétanisée avait reconnu le Bel Oncle. Elle sentit alors une violente douleur dans le thorax, mais ne put crier. Ce fut Hélène, qui, à son tour, identifiant le tué, se mit à hurler pour elle.
Les yeux verts du jeune homme, entrouverts, semblaient regarder intensément les passantes. Une énorme fleur sanglante grossissait et rougissait sa chemise, à chaque fois que l’allemand provoquait, lors de sa fouille, des soubresauts involontaires. Son cœur se vidait de son sang. La plaie était due à une balle reçue de plein fouet.
Le beau-frère de Jeanne avait trouvé la mort au moment même où une détonation avait été entendue, peu de temps après la sortie des hommes.
Hélène apprit, beaucoup plus tard, que son oncle s’était interposé entre l’officier balafré et le vieil abbé. Il avait pris la défense du religieux, une fois de plus maltraité. La violence froide du uhlan avait mis fin à l’altercation par un coup de feu tiré à bout portant.
La colonne des prisonniers avait continué son chemin, laissant là le cadavre du jeune homme.
Jeanne tira d’un coup sec le bras de sa fille inconsolable.
Hélène voulut lui résister et courir vers les restes de son oncle bien-aimé.
Mais, un autre militaire, le sourire narquois aux lèvres, lui barra le chemin, sa main levée prête à frapper.
L’adolescente ravala ses larmes et rejoignit le groupe des femmes.
Catherine, quant à elle, ne s’était rendue compte de rien ; elle était passée, déjà, depuis un certain temps. Elle n’avait même pas remarqué la dépouille de son fiancé !
Le long cortège des femmes arriva enfin sur la place.
Cette dernière était jonchée de corps entassés, informes et entremêlés. Quelques mains suppliantes, raidies dans leur geste ultime, se détachaient, ici et là, au-dessus de cette mêlée abjecte.
Une odeur infecte et insupportable attirait les mouches. Avec des vrombissements effrénés, elles voyageaient d’une plaie à l’autre, tout en faisant luire leurs reflets verdâtres au soleil.
La colonne s’immobilisa, saisie par ce comble de l’horreur.
Voici donc ce qui expliquait les fusillades successives de la veille au soir.
Jeanne clignait des yeux pour faire couler les larmes qui embuaient sa vue.
Comment savoir si son mari, son frère et ses beaux-frères faisaient partie de ces tas de cadavres si étroitement imbriqués ?
Tout cela lui parut absurde et inconcevable. Ses hommes ne pouvaient finir ainsi !
Déjà choquée par la découverte des restes du Bel Oncle, elle se disait que ce qu’elle voyait devait être une suite logique aux événements cruels vécus la veille.
En laissant son regard se promener sur le tas infâme, elle se rendit compte que certaines victimes avaient été achevées à coups de hache. Car, quelques unes avaient été décapitées !
Comment des êtres, qui se disaient humains et civilisés, pouvaient en arriver à pratiquer de telles atrocités ? Et que faisaient-ils de la charité chrétienne ? Etait-ce la volonté de Dieu ou celle du Diable qui se manifestait ainsi ?
Jeanne, malgré elle, détourna les yeux, retenant des sanglots de rage.
Une forte nausée souleva sa poitrine.
Elle se ressaisit, néanmoins, et serra la main d’Hélène et d’Emile. Elle leur donna ordre de ne regarder que leurs pieds. Elle leur imposa silence.
Hélène pleurait toujours, mais obéit aux ordres de sa mère et fixa ses chaussures tout en devinant la proximité du charnier, à la persistance de l’odeur.
Les détenues passèrent en long et lent défilé.
Le silence était presque irréel, uniquement meublé par le bourdonnement incessant des insectes.
On les immobilisa devant l’église Saint Martin qui bordait la place.
Cela laissa le temps à chacune pour reconnaître, parmi tous les corps amoncelés, un ami, un frère, un fiancé, un mari.
Et on les laissa là, obligées de subir l’odeur de décomposition qui faisait son œuvre. Elle couvrait monstrueusement celle encore persistante de l’incendie généralisé.
Lorsque la mi-journée s’annonça, les allemands, nullement incommodés, dressèrent des tables, en riant. Ils avaient faim, les misérables ! Ils avaient tué. Tels des chasseurs après l’hallali, ils restaient insensibles au tableau qu’offrait leur massacre. Bien au contraire, cela les avait mis en appétit !
Les prisonnières les observaient, sans mot dire, la faim tordant leurs boyaux.
Comment pouvait-on encore avoir besoin de se nourrir, après avoir vécu et vu tant de choses horribles en si peu de temps ?
Jeanne voulait ignorer la présence de l’envahisseur. Celui-ci, avec l’insolence du victorieux demeurait arrogant. Le regard paillard, excité par la folie, s’arrêtait sur certaines d’entre elles. La soldatesque se gaussait de leur air effondré.
Jeanne refoulait sans cesse ses larmes. Surtout ne pas pleurer ! Pleurer leur ferait trop de plaisir ! Elle se força à garder la tête haute et le regard fixe.
L’ennemi était installé à l’ombre. Attablé, il ripaillait. Le vin servi aiguisait son audace et les rires fusaient. Les allemands prenaient tout leur temps, comme des vacanciers, flânant, heureux d’être à leur place.
Les forcenées, assises comme elles le pouvaient, à même le sol, subissaient la chaleur d’un soleil généreux. La soif ne tarda pas à les faire souffrir. La fatigue et l’angoisse avaient eu raison de certaines. L’abrutissement et la somnolence les rendaient inertes, incapables de manifester un quelconque mécontentement. Elles préféraient fermer les yeux et laissaient leur esprit s’échapper dans un somme mêlé de cauchemars, de cris et de morts.
Les effluves des cadavres devenaient de plus en plus intolérables. Les mouches attaquaient maintenant les vivants, surexcitées par la fournaise implacable.
Enfin, en début d’après-midi, les allemands se levèrent, débarrassèrent bruyamment les tables. Le balafré hurla des ordres, aussitôt exécutés. Les soldats se murent de mauvaise grâce. Face à eux, les captives restaient immobiles, essayant de se faire oublier. Malgré leur inconfort, elles étaient toujours vivantes ! Pour combien de temps encore ?
A suivre ......
Avec toute mon amitié.
LOLO